L’actualité fait la chronique du mouvement français « Gilets Jaunes » en France depuis ses débuts en novembre 2018, suite à une proposition de taxation du carbone face aux enjeux écologiques. L’action a été intense sur les ronds-points des zones rurales négligées, c’est-à-dire les zones mal reliées aux grandes agglomérations urbaines et pas vraiment soutenues par les conseillers. Les inégalités socioterritoriales liées à l’aménagement du territoire ont été mises en évidence : les déplacements pendulaires sont importants en raison de l’éloignement des bassins d’emploi de ceux qui vivent dans des zones résidentielles avec peu de services. Toutefois, le coût du carburant n’a été qu’un levier de mobilisation collective, reflétant des inégalités structurelles plus profondes.
Au-delà de l’opposition à la politique française, représentée par E. Macron, ce mouvement est avant tout une opposition au modèle de développement économique néolibéral. Les problèmes sont liés à la redistribution de la richesse face à la croissance des inégalités de revenus et à la justice sociale face aux mesures politiques financées par les classes moyennes et précaires. L’insécurité ontologique est renforcée par l’avenir incertain lié aux aléas de la vie.
Ce mouvement – où le symbole de l’automobile devient un espace public – est devenu un renouveau de la lutte de classe : 66% et 59% des personnes déclarant appartenir à la classe ouvrière et moyenne ont tendance à soutenir le mouvement, contre 44% des personnes déclarant appartenir à la classe supérieure. Plus de la moitié d’entre eux ne soutiennent pas le mouvement, contre un quart des personnes déclarant appartenir à la classe populaire (Cevipof, 2019). L’enquête renforce cette interprétation lorsque l’on considère le niveau de diplôme et les salaires précaires, malgré les nuances nécessaires. La lutte des classes s’est manifestée à travers la « marche républicaine pour les libertés » du 27 janvier à Paris (2019). Réunissant les « foulards rouges » qui exigent la cessation de la violence et de la haine, et les « vestes bleues » qui montrent leur soutien à la présidence républicaine, cette marche a mis en évidence les conflits de valeurs sur la violence, les conflits répétés sur la sphère publique critique aujourd’hui numérisés.
Ce phénomène est un élément clé d’une manifestation contre un système en place, puis de l’exploitation de séquences à des fins politiques : entre des manifestants « Gilets Jaunes » défendant le droit de manifester pacifiquement, des affrontements et des violences réelles contre ceux qui ne soutiennent pas le mouvement, et la non reconnaissance par l’Etat français des violences policières contre les manifestants, entraînant une délégitimation de ce mouvement. Au-delà de la violence physique, la violence symbolique renforce la domination des entrepreneurs moraux (experts et conseillers) pour obtenir une obéissance civile passive des sans-voix (si nécessaire, en jouant avec la loi des prisons multiples, par exemple). L’objectif officiel est de maintenir un ordre urbain, qui a été renforcé par l’introduction d’un cadre législatif (dissimuler son visage dans une manifestation considérée comme un crime, etc.), dont la constitutionnalité a été contestée par les plus hautes autorités.
La réforme structurelle demandée s’attaque plus largement au modèle de gouvernance français, toujours bureaucratique, sectoriel, descendant, basé sur une forme de démocratie représentative qui définit l’Etat de droit, donc le souhaitable. Cependant, une réforme structurelle ne peut avoir lieu sans la démonstration d’un pouvoir d’opposition, l’établissement d’alternatives et l’entrisme au sein de la structure pour routiner les alternatives proposées. Sans être un mouvement qui politiserait vers la gauche radicale (le populisme et l’anti-libéralisme ne sont pas corrélés avec l’adhésion au mouvement malgré l’exploitation politique pour ses propres fins), le mouvement est un levier pour raviver la démocratie participative et défendre la place des citoyens dans la polis. Ainsi, le rôle des organes intermédiaires, la place des élus locaux et les dispositifs de débat public (par référendum) sont des enjeux majeurs, qui rappellent les cahiers de réclamation de 1789 où le peuple a demandé à participer à la prise de décision politique.
Dans le même temps, une transition durable a été invitée au débat : viabilité, vivacité et équité, en plus d’une gouvernance plus participative. Cette pétition fait suite à celle intitulée « L’entreprise du siècle », lancée en décembre 2018. L’Etat français est appelé au respect de ses engagements, en particulier ceux de la COP 21 à Paris (2015), conférence internationale sur le climat qui réunit chaque année les pays signataires de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Cet engagement interétatique doit maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2°C d’ici 2100. Cependant, le rapport scientifique du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, 2018) a montré que la trajectoire actuelle conduit à un réchauffement de 3°C, entraînant des répercussions majeures en termes d’impacts sur la biodiversité, de multiplication des événements climatiques majeurs, de migrations climatiques, etc. Signée par plus de 2.000.000 de citoyens, cette pétition a d’abord été exploitée politiquement, retournant dos à dos le mouvement des « Gilets Jaunes » qui serait anti-écologie (car ils sont contre la taxe carbone) et le mouvement pro-écologie.
Néanmoins, les événements communs dans les rues de Paris – et de nombreuses autres villes – reflètent un mouvement international qui a pris l’appel de Greta Thunberg (une Suédoise de 16 ans) à COP 24 (Pologne, 2018) comme symbole pour influencer les décisions politiques et la mobilisation de masse des citoyens devant l' »inaction politique ». Les déclarations rappellent d’abord le rapport Brundtland Notre avenir à tous (1987) qui préconise un modèle de développement qui répond aux besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.
Ces deux mouvements semblent converger vers une nouvelle articulation entre qualité de vie et qualité du paysage, entre les perceptions d’un paysage idéal, le vécu des habitants et le processus de production. L’objectif est de mettre en valeur la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, à travers la co-construction comme outil de légitimation. La prise de décision politique verticale n’est pas encore reconnue par les acteurs, face à une gouvernance horizontale articulant démocratie représentative et participative, où les élus les accompagnent dans la mise en œuvre des solutions administratives. En général, la gouvernance (outils, mesures et processus collectifs) dépend des contextes de gouvernabilité (nature des problèmes et structuration des acteurs) et des stratégies politiques face aux tactiques des citoyens. Des questions se posent sur le degré d’implication des citoyens (de l’information à la co-construction), mais aussi sur la temporalité de leur implication (en amont des politiques publiques jusqu’à l’évaluation post-projet). Pour ce faire, il faut former des citoyens au-delà de l’expertise de l’utilisateur, ainsi qu’un médiateur pour éviter la réalisation de certains intérêts particuliers.
En effet, l’efficacité politique dépendra de la transformation de l’action publique vers la confiance, la création de mécanismes de coordination complexes (pour gérer une pluralité d’acteurs), et l’innovation en termes d’instruments, donc la redistribution des pouvoirs et des rôles entre institutions, opérateurs économiques et citoyens.
F. G.